Qui dans la contrée ne connaissait pas Sandrine Antsia? Sa venue, disons son apparition parmi nous autres les blédards redonna vie et suscita des remous dans la petite communauté du nord-est du pays. On l’avait vite baptisée Cléopatra. Vous vous doutez bien que c’était en référence à son extrême beauté. Mais elle avait poussé la comparaison plus loin : elle était la seule dans le coin à prendre une douche avec la savonnette Cléopatra. Elle nous l’avait dit. Et c’était vrai. Elle disait que ce savon de beauté était celui que seules les vraies femmes et tous les gens respectables utilisaient non pas pour se laver mais pour prendre une douche disait-elle. Parce que pour Sandrine Antsia, les gens bienheureux ne se lavaient pas mais prenaient une douche. Certains crurent bon de lui rétorquer qu’on n’avait pas besoin de savon spécial pour se laver et être présentable. « Vous feriez mieux de sortir de l’antan de l’histoire, avait-elle répondu. Vous n’êtes plus obligés de vivre comme vos aïeux, ouvrez vos maisons à la modernité. S’il suffisait d’être présentable, même un ours de cirque pourrait l’être, il suffirait de l’habiller un peu. Si vous ne voulez pas prendre une douche avec la savonnette, offrez-la au moins à vos femmes. » Sandrine Antsia était ce qu’on nomme ici une « longue bouche ». Oui elle avait la longue bouche, le moundanda, l’esprit toujours prêt à faire une gasconnade. Cette réplique avait mis le feu aux couples comme vous n’avez pas idée.

Ça a commencé avec ma femme Pierrette qui m’a lancé en pleine figure :

- Je dis hein Benicien, avait-elle introduit, si je parle encore là, tu vas dire que j’ai la longue bouche, ou bien que je suis impolie, hein?

 

J’étais pourtant paisible pour moi sur mon fauteuil avec mon chasse-mouche en main, pensant à mes pièges que je devais lever le lendemain. Et dans ces moments-là, j’ai horreur qu’on vienne me chercher des poux sur ma tonsure. Or, Pierrette avait le don prodigieux et presque inégalable de me chercher des poux sur ma calvitie pourtant bien avancée. J’étais honteusement chauve au point que je m’efforçais de garder cette barbe de vieux musulman caduc qui fit sensation dans ma jeunesse, histoire de convaincre qui le voulait, que ma pilosité avait encore de beaux jours devant elle. Un de mes amis d’enfance me disait que le silence était une vertu. Il fallait souvent l’observer pour prendre de la hauteur. Chose que j’appliquais à la lettre. Mais pour Pierrette, mon silence était une insulte. Et donc elle se montrait ensuite vindicative pour m’extirper de mon art presque vertueux du silence.

Je te parle non, Bouschedy? insista-t-elle. Je te parle et tu es là idiot comme la bouche de la maison.

 

Pierrette avait dit ces dernières paroles dans sa langue vernaculaire. Il faut dire que chez Pierrette, il n’était pas difficile de reconnaître les signes de sa nervosité belliqueuse : elle vous appelait par votre nom de famille avant de vous envoyer, tel un uppercut sous la ceinture ou en pleine poitrine, une de ces formules dont la saveur est à peine traduisible en français.

- Tu veux quoi encore, hein? répondis-je enfin.

- Wan wan wan en wan, fit-elle pour mimer et moquer ma réponse. Tu ne peux pas m’acheter aussi la savonnette Cléopatra ? Il faut que je demande encore, hein?

- C’est quoi Cléopatra? fis-je étonné.

Regardez-moi celui-là, toujours en retard! Tu ne sais pas que c’est une savonnette pour prendre une douche? interrogea-t-elle avec insistance et les poignets aux hanches pour mieux montrer son exaspération.

On n’a pas besoin de ça pour être propre, répliquai-je comme on récite une rumeur générale.

- Rega’de, tu as ton frère à la capitale, dis-lui de nous envoyer ça, proposa-t-elle presque suppliante.

- Je suis peut-être une vieille pirogue mais pas une remorque qui a besoin d’un truck pour exister et être utile. Je ne vais pas vivre aux dépens de mon frère. Sa vie en ville n’autorise pas toutes les demandes et autres sollicitations. Je suis retraité et ce n’est pas à cet âge que je vais non seulement demander l’aumône mais en plus jouer au jeune premier avec des produits de beauté venus d’on ne sait où. Vous les femmes, ce n’est pas difficile de vous appâter : les crèmes Mixa? C’est vous; les savon Mekako? C’est vous. Églises de réveil oh? C’est vous. Les mèches des gens qui sont morts en Inde? c’est toujours vous. Les groupes d’animations? C’était déjà vous. Goldys, Revlon, Bébé Cadum, Guigoz, Pax Grains bleus encore et toujours vous. Vous ne manquez jamais à l’appel. Et c’est à cause de vous, semble-t-il, que nous sommes condamnés à travailler comme des forçats pour gagner notre pain mensuel à la sueur de nos fronts. Alors que nous serions tranquilles, peinards dans un jardin à gober toutes sortes de fruits avec les lions pour animaux de compagnie. Vous ne voyez pas que depuis-là, c’est vous qu’on dupe, et que votre naïveté nous entraîne toujours dans un gouffre, hein?

Arrête-moi ton français-là! tonna-t-elle pour mettre fin à ma tirade. Pas besoin de faire un discours sans papier pour si peu. Je veux juste une savonnette Cléopatra et c’est tout, sinon on va voir ça dans la maison-là! Tu portes peut-être la culotte mais n’oublie pas que je peux dissimuler la ceinture.

 

Elle disait cela avec la ferme conviction de me faire changer d’avis. Mais moi, les demandes sous forme de chantage ne marchaient pas avec moi. De ce point de vue, j’étais comme un président américain : on ne négocie pas avec les terroristes on peut seulement les manipuler et les retourner contre un ennemi circonstanciel tout désigné. Pierrette retourna à ses occupations culinaires non sans remuer son derrière comme on agite une friandise aux yeux d’un gamin pour mieux obtenir son adhésion. Classique.

Sandrine Antsia avait été mandatée par le gouvernement. Celui-ci avait créé un ministère de la condition féminine et de la promotion de la femme. Et la dame qu’on avait nommée à ce poste s’était mis en tête de « décloisonner l’esprit de la femme du carcan culturel et du joug de la phallocratie ». Quand j’avais lu cet extrait de phrase, mis en Une de La Vulgate, notre quotidien national, je me suis dit qu’elle avait inventé la formule d’un virus pernicieux. Dans l’article, les propos de la ministre étaient semblables à ceux d’une prophétesse-apôtre zélée. Elle disait qu’il fallait réduire le taux de prévalence des femmes face au Sida, qu’il fallait lancer une campagne de scolarisation massive des jeunes filles, un tsunami scolaire avait-elle dit; elle disait encore qu’il fallait protéger la veuve et l’orpheline, qu’il fallait imposer aux hommes un plan Marshall pour les inciter à épouser leurs conjointes au lieu de condamner celles-ci à un éternel concubinage d’ailleurs contre nature aux yeux de l’Éternel, qu’il fallait imposer un moratoire de quinze ans sur les mariages de type polygamique, qu’il fallait enseigner les nouvelles modalités de l’hygiène corporelle d’une femme, qu’il fallait enseigner toutes les méthodes contraceptives possibles, qu’il fallait organiser un référendum pour savoir si oui ou non les hommes devaient obligatoirement montrer leur bulletin de paie à leurs femmes et tout-ça-tout-ça. Tout ça, dans le but de délivrer la femme de la gangue des hommes et de leur emprise carcérale qui nuisait grandement selon la ministre, à son épanouissement social, intellectuel et moral. La ministre ajoutait encore qu’il était anormal de faire des enfants à tout va et que les hommes ne devaient plus se comporter comme aux temps des ancêtres gaulois et bantou, ils devaient faire preuve de retenue, comme on se retient quand on a la diarrhée et qu’on est très loin d’un lieu discret pour se libérer de la contrainte. Un virus je vous dis. A la fin de la lecture, une envie pressante me vint au point que j’ai dû différer la consommation de mon gobelet de vin de palme. J’allai aux latrines et sans me faire prier, vous devinez sans doute avec quel papier je m’étais torché.

Et donc Sandrine Antsia était dans notre coin de pays pour nous mettre en pratique tout ce que programmait notre ministre apostolique des droits de la femme. On voulait bien détester cette jeune cadre à peine sortie de l’école mais ses charmes nous laissaient toujours sans voix. Elle marchait avec la grâce de nos femmes dont les hanches sont assouplies par des années de pratique assidue de nos danses ancestrales. Elle n’allait pas loin au ciel mais elle avait juste ce qu’il fallait pour être à la place de ces filles qui sont capables de vous faire accepter le crédit le plus usurier avec le sourire aux lèvres. Ces filles qui commencent sur les podiums et finissent dans les publicités. Ces filles qui nous donnent envie de consommer. Elle avait le cheveu gros, noir anthracite, et elle le tressait toujours en nattes qu’on appelle ici les « civils », le tout ramené vers la nuque laissant voir un front princier, des sourcils tracés avec dextérité. Ses bras velus vous rendaient l’imagination fertile. N’est-ce pas bien connu que la pilosité des membres laisse toujours présager de bas horizons radieux? Sa poitrine ferme, était une promesse sur une île autant qu’elle était un régal pour les frugivores. Une poitrine qui creusait la faim.

A la salle polyvalente du conseil départemental, Sandrine Antsia convoqua une réunion dédiée uniquement aux hommes. Il était question de nous sensibiliser à la prévention des MST. Elle disait qu’il fallait maintenant porter une capote quand on ne connaissait pas le statut sérologique de sa partenaire. Pour les vieux et autres analphabètes dans la salle, il y avait plus d’un hic, en dépit des traductions de l’interprète.

Toi-même qui nous parles-là, tu as fait ton test? interrogea un vieillard naïf. Comme ça, si tu as aussi fait le test-là, on veut voir à quoi ça ressemble.

 

L’assistance se mit à rire, la rumeur s’éleva dans la salle et la réunion commença à s’emballer. La jeune femme tenta de reprendre le dessus.

- On n’est pas là pour parler de moi mais plutôt de comment on fait pour que la maladie recule le plus loin possible, répondit Sandrine Antsia en essayant d’évacuer la question bien intentionnée mais qu’elle crut tendancieuse.

 

Le murmure continua mais un peu plus en sourdine. On lisait la gêne sur le visage poupin de Sandrine Antsia. Pour ramener toute l’attention à l’exposante, l’homme chargé de traduire pour les vieillards moins intimes avec la langue française, de sa voix autoritaire poussa des cris de ralliement en langue du terroir. Cris auxquels l’assistance répondit avec enthousiasme, pour ensuite observer le silence. Ce qui permit à Sandrine Antsia de continuer :

- Donc, maintenant, je vais vous montrer comment fonctionne le préservatif et comment il faut l’utiliser et ce qu’il faut en faire après utilisation, d’accord?

 

Elle posa et présenta sur la table un pénis en plastique. Aussitôt, l’organe factice suscita la curiosité et les commentaires les plus grivois dans l’assistance. Ensuite, Sandrine Antsia présenta solennellement le préservatif à l’assistance comme le prêtre présente l’hostie aux ouailles de son assemblée quand début la distribution de la communion. Elle rompit l’emballage et en sortit le fameux objet de toutes les curiosités. De son index, Sandrine Antsia tenait l’hostie que les blédards ne perdaient pas de vue. Certains, placés trop en arrière, allongeaient indéfiniment leurs cous pour ne rien rater de la miraculeuse démonstration.

- Donc, continua Cléopatra, c’est un peu comme la pièce de monnaie : vous devez mettre votre sexe du côté pile et non du côté face. Car du côté face, ça ne va pas se dérouler sur votre membre.

 

Tout en disant cela, Sandrine joignit l’acte à la parole. Elle déroulait maintenant le plastique protecteur sur la fausse verge. Certains hommes dans la salle se tenaient les parties intimes, se voyant en intimité avec la jeune dame dans leurs rêves les plus fous. Je vous mentirais si je vous disais que je n’avais pas bandé même un peu. Sandrine Antsia déroulait toujours lentement le préservatif avec son index et son pouce qui formaient un cercle vicieux autour du faux pénis.

Voilà, c’est fait! Une fois que vous avez finir de faire, vous enlevez, vous attachez et vous jetez aux toilettes, loin des enfants. Parce que les enfants peuvent penser que ce sont des gonflants. Vous voyez comment c’est facile? Alors, qui veut essayer?

 

Le traducteur donna sa version de la question. Sandrine Antsia avait-elle compris pourquoi tous les hommes de la salle, après traduction, avaient levé la main ? Elle aurait dû. Ça lui aurait évité le spectacle désopilant qui se produisit sous ses yeux.

Elle désigna trois hommes à tout hasard, ceux-ci vinrent précipitamment, montèrent sur l’estrade et contre toute attente, ôtèrent leur pantalon devant la jeune dame. L’assistance partit en rires ininterrompus, Sandrine Antsia se couvrit le visage de ses deux mains. Quand quelqu’un traduit vos propos c’est un peu comme s’il vous tient le parapluie : il peut à tout moment vous fausser compagnie. S’il trébuche, vous vous mouillez. C’est la première leçon qu’apprit Sandrine Antsia dans notre coin de pays. Mais elle n’était qu’au début de ses tribulations.

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