On s’était désormais habitué au spectacle. Ngouba que l’on retrouvait endormi sur la voie ou appuyé derrière une vieille case, bourré à zéro. Cela faisait désormais partie du décor de la contrée. Souvent, pour éviter de le livrer à la merci de n’importe quel coupeur de tête ou pour lui épargner la rencontre improbable avec une bête sauvage surgie de la forêt sombre qui entourait la contrée, pour le préserver donc de tout cela, certains gérants de bar le laissaient affalé dans le bar. Mais cette bienveillance était risquée. Il n’était pas rare de retrouver Ngouba le matin, vautré dans ses urines, ses excréments ou ses vomissures. Et parfois c’était tout cela en même temps. Ce qui découragea bien vite quiconque de laisser le buveur invétéré passer la nuit sous son toit. Les gérants des bars refusaient donc cette hospitalité à Ngouba mais continuait de lui servir à boire tant qu’ils payaient. Ils ne pouvaient pas jeter le bébé avec l’eau du bain.

Ngouba était parfois réveillé par un chien errant qui venait à chaque fois lui lécher les lèvres baveuses. Comme si le chien avait lui aussi développé une certaine sympathie pour la salive alcoolisée de Ngouba. Lorsqu’il se réveillait en sursaut, Ngouba chassait énergiquement le chien. Et quand celui-ci insistait, le jumeau de Ntezi lui donnait un coup de pied dans son flanc squelettique. Et en guise de réponse, le chien aboyait bruyamment comme pour maudire cet homme et lui reprocher son ingratitude.

 

Les bavardages ininterrompus de Ngouba suscitaient le pleurer-rire. Les gens étaient partagés entre sa gouaille comique et le spectacle désolant de sa ruine. Ngouba trainait désormais des vêtements usés : un pantalon qui ne garantissait plus au jumeau de Ntezi une intimité; effiloché au niveau de l'entre-jambe, le vêtement dévoilait l’antre de sa masculinité; une chemise décatie qui se lamentait de sa blancheur immaculée d'antan et des babouches aux semelles émincées, trouées et rafistolées. En peu de temps, Ngouba avait vieilli de dix ans. Sa bouche se fermait difficilement tant sa lèvre inférieure rougie, pendait lourdement. Sa pilosité valait le détour. Une barbe et une chevelure qui faisaient penser à un stade de foot où supporteurs et joueurs faisaient la fête dans un joyeux désordre. Et pour relever cette recette, un parfum fait d’urines, d’excréments et d’une haleine de charogne accompagnait ses apparitions. Jadis friands de ce genre d’arôme, les mouches se méfiaient désormais de cette puanteur. Certaines mouraient même d’asphyxie à force de renifler de trop près. D'autres plus aguerries se risquaient à suivre Ngouba partout où le conduisaient ses déambulements.

Comme si le chien errant avait alerté sa famille de canidés, Ngouba était désormais escorté par une meute de chiens. Chacune de ses apparitions ressemblait désormais au cortège présidentiel : une milice de chiens errants de chaque côté, baveux et à la mine féroce, prêts à mordre la moindre personne aux gestes suspects; pour leur part, à l'avant et à l'arrière du cortège, les mouches en essaim bourdonnaient comme ces motards présidentiels et leur sirène zélée et stridente qui annonce la parade du despotisme dans son m’as-tu-vu habituel.

 

Ngouba chantait souvent :

Quand Ngouba cabine

Les mouches l’applaudissent

Elles viennent à ses côtés en chantant

Ouiiiiiiiiiiiiiiin

 

Les bambins de la contrée qui chantaient parfois avec lui pour dilapider leurs journées dépourvues d’attraction, avaient fini par populariser ce petit refrain.

Un grand matin, la meute de chiens aboyait lugubrement comme pour alerter d’un danger ou d’un malheur. Sortis de leur torpeur matinale, les gens de la bourgade s’inquiétaient de tout ce tintamarre. Ils découvrirent au quartier Vie chère l’équipe cynophile dont le maître-chien était affalé au sol. La meute de chiens formant un cercle autour de lui. Ngouba gisait là. Insensible aux aboiements bruyants et répétés des chiens. Une bouteille de pastis entièrement vidée de son contenu était à ses côtés, comme une femme assez fidèle à son homme au point de partager ensemble le calice jusqu’à la lie. Ngouba et la bouteille étaient tous deux inertes comme un couple qui a accédé aux limbes après avoir passé la nuit à côtoyer de très près le septième ciel. Mais l’inertie et l’insensibilité de Ngouba était saisissant. Cet homme était-il mort?

Pour mieux apprécier la situation, deux hommes s’avancèrent vers le corps immobile après avoir repoussé les chiens qui avaient maintenant cessé leurs jappements.

 

- Il est mort ou quoi? s’interrogea le premier homme.

- Ngouba! Ngouba! appelait le deuxième homme. Un silence mortifère lui répondit.

 

La gérante du bar, elle aussi, alerté par le raffut des chiens, survint à son tour au chevet de l’homme affalé.

 

- Ééééééééh !! Mais il est mort! cria la dame dont le visage se froissait comme du sachet brûlé pour signifier qu’elle allait se mettre à pleurer.

- Mais qui t’a dit qu’il est mort? répliqua le premier homme qui était désormais encerclé d’autres badauds alertés cette fois par l’exclamation terrifiée de la gérante. Est-ce que quelqu’un peut faire le bouche-à-bouche? demanda l’homme en jetant un regard périphérique à l’assistance. Celle-ci restait muette. Certains, les yeux écarquillés de surprise et d’interrogation ne savaient pas ce que bouche-à-bouche signifiait. D’autres par contre étaient répugnés à l’idée de devoir se coltiner la bouche de Ngouba empuantie d’alcool et sans doute de la bave des clébards. Personne ne peut? Reprit l’homme qui tâtait le pouls du soûlard, il n’est pas encore mort. La foule restait impavide tandis que l’homme continuait de vérifier les signes vitaux de Ngouba.

Un véhicule survint brusquement et fendit la foule :

- Faut l’emmener rapidement au dispensaire! cria le chauffeur. La foule reconnut celui que toute la contrée appelait affectueusement « Frère Kounakou ». Ce professeur d’anglais avait élu domicile dans la contrée depuis une dizaine d’années. Chrétien convaincu, il organisait des veillés et réunion de prière dans son salon, qui était aussi une cellule de prière, faute de local plus spacieux. Mettez-le vite dans la voiture ordonna-t-il. Et les plus vaillants hommes s’ébrouèrent, se précipitèrent et mirent Ngouba dans le véhicule qui démarra en trombe, soulevant un épais nuage de poussière ocre. Tandis que les badauds se bouchaient narines et yeux, les chiens quant à eux poursuivirent le véhicule jusqu’au dispensaire, avec une détermination et une dévotion que seuls les ministres de ce pays vouent à leur président bienfaiteur. Au quartier Vie chère, on s’interrogeait encore : cette fois, l’alcool avait-il eu raison de Ngouba?

  

Deux semaines plus tard, Ngouba sortit du dispensaire après son coma éthylique. A sa sortie, c’est le frère Kounakou qui vint le raccompagner à son domicile. Durant son hospitalisation, celui-ci prit soin de lui apporter quelques repas. Ngouba n’en mangea qu’avec parcimonie. Le goût de la nourriture lui paraissait bien étrange.

Une fois rentré chez lui, déposé en lieu même par Kounakou, Ngouba constata l’ampleur des dégâts. La maison n’avait plus d’aspect sinon celle d’une maison hantée. L’herbe avait beaucoup poussé. Elles avaient apparemment apprécié les contes et poèmes que Ngouba leur récitait lorsqu’il confondait cette herbe avec les plante de son vaste champ laissé à l’abandon.

Avec l’aide d’autres frère en christ, Kounakou contribua à remettre de l’ordre dans la maison et tout autour.

 

Ces marques d’attention répétées à l’endroit de Ngouba s’accompagnaient naturellement de séance d’évangélisation. Mesurant le chemin parcouru, et le temps passé aux frontières de la mort, Ngouba était pénétré des messages de rédemption que lui prodiguait la fratrie religieuse. Et c’est tout naturellement qu’il se convertit. On le baptisa une après-midi au bord de la Zadié. Désormais « né de nouveau », le jumeau semblait avoir conjuré la malédiction de l’alcool. Il s’en était définitivement éloigné.

Mais tout en faisant la paix avec lui-même, tout en s’éloignant de l’alcool, Ngouba allait-il aussi se rapprocher de son frère musulman?

 

Le témoignage de Ngouba séduit et convainquit plus d’un de délaisser les compétitions bacchanales, les orgies et les parties de jambes en l’air sans préservatif, d’observer une vie désormais chaste, sobre et rigoureuse. Une telle poussée de fièvre évangéliste poussa Ngouba et frère Kounakou à déménager leur lieu de prière. Ngouba proposa en effet que l’une de ses maisons accaparées en héritage devînt le lieu de prière. Les locataires furent évincés sans délai. Il fallait faire de la place à Dieu qui avait frappé à la porte de Ngouba. La ferveur grandit autour de l’église qui refusait du monde tant les conversions se multipliaient.

 

Ngouba était comme auréolé, transfiguré, et quand il passait dans la rue, tout propret, même ses amis les chiens errants d’hier ne le reconnaissaient qu’avec difficulté. Et quand ils aboyaient après lui pour lui témoigner cette reconnaissance, comme pour renouer leur amitié d’antan, Ngouba leur jetait des versets en pleine gueule, pour les dissuader de s’approcher de lui. Les chiens regrettaient le temps où l’homme aimait leur escorte, ils regrettaient aussi d’avoir alerté le monde sur le malheur qui le guettait ce matin-là, tant Ngouba leur paraissait ingrat.

L’église prenait de l’ampleur et rien ni personne dans la contrée ne pouvaient quoi que fût pour stopper sa croissance. Ce pays où pullulaient des chrétiens zélés, on savait que le zèle d’un chrétien valait mille trésors. Il suffisait d’avoir cinq chrétiens zélés pour devenir ultra riche. Matériellement. Un zèle suffisamment grand pour bâtir de grands temples mais pas assez fort pour peser sur le devenir de la contrée et le sort de ses citoyens. 

Ntezi voyait s’agrandir, en face de sa mosquée, un temple protestant. Un jour, alors que Ngouba s’était rendu dans les villages environnants pour répandre la bonne nouvelle, Ntezi constata que des ouvriers s’affairaient autour de la deuxième demeure de Ngouba qui servait désormais d’église : 

- Hé, vous-là, héla-t-il, vous faites quoi là-bas? Qui vous a dit de déraciner les arbres comme ça ?

 

Les ouvriers eurent à peine le temps de répondre qu’ils reçurent de violents coups de toutes les sortes. Ils durent partir sans demander leur reste.

 A son retour, Ngouba constata que les travaux n’avaient pas avancé. Il ne mit pas longtemps avant de se faire dire que son frère musulman avait roué de coups les deux ouvriers. Ngouba rentra dans une colère noire que seul Kounakou parvint à contenir. Il n’alla pas voir son frère pour s’en expliquer. Le lendemain, Ngouba fit revenir les ouvriers, il suspendit ses marches d’évangélisation afin de superviser les travaux.

En effet, vu l’engouement de plus en plus grandissant, l’église ne pouvait plus se contenter de la petite maison qui n’était grande que pour une famille et non pour un peuple d’élus de Dieu.  

Ntezi observait les travaux à distance. Égrenant son chapelet, il avait menacé son frère jumeau si jamais celui-ci outrepassait les limites du lopin de terre qui lui revenait de droit.

L’église grandissait donc de façon exponentielle. Les dîmes et autres collectes de fonds avaient permis de bâtir un temple avec d’immenses portiques. Entièrement peinte en blanc, elle était suffisamment élevée pour faire de l’ombre à la mosquée de Ntezi. Ce qui avait le don d’agacer le frère musulman.

 Au cours d’une énième dispute, Ntezi pointa du doigt son frère dont les travaux de construction nuisaient selon lui au paysage : 

- Pourquoi tu veux construire un bâtiment aussi grand? questionna Ntezi. Un hangar suffit pour prier non? Pourquoi vous les chrétiens vous êtes toujours dans le m’as-tu-vu

- Et toi, tu pries dans un hangar peut-être? répliqua Ngouba. Mon Dieu est un Dieu de richesse et de beauté donc son œuvre doit lui ressembler. Si ton « Allah » est une voiture ou un objet quelconque, invoque-le dans un hangar si tu veux.

- Ma mosquée est sobre contrairement au luxe que vous installez chez vous. répondit Ntezi qui de manière étonnante gardait un calme de grand orateur, sûr de ses arguments. Tu veux une église ou une basilique, tu te prends pour Houphouët Boigny ou quoi? Pourquoi ce désir de faire des grandes bâtisses comme si Dieu s’intéressait à ça. Allah voit ton cœur et non les… 

- Ne me fatigue pas coupa net Ngouba. Tu veux qu’on regarde dans d’autres pays la taille de vos mosquées? Devant le palais présidentiel c’est quoi qui se dresse là, n’est-ce pas la mosquée Hassan II? Est-ce que c’est un hangar? 

- Mes frères, pas de disputes. On peut vivre dans la fraternité non? On est tous des enfants de Dieu non? Ainsi s’exprima le professeur d’anglais qui assistait à l’échange tout en s’inquiétant de la tournure belliqueuse que pouvait prendre ce dialogue sur Dieu. Il crut bien faire en adoptant un élan écuménique.

- Toi-là, dit Ntezi à son endroit, l’index intimidant et dissuasif, tu es parti de ton Togo natal pour venir construire les églises ici? Pourquoi tu ne te contentes pas seulement d’enseigner? Ce pays-là, tout le monde rentre et veut imposer sa loi au lieu de se contenter de l’hospitalité qu’on vous offre.

- Mais mon frère, nul n’est prophète dans son pays hein et puis… 

- Et puis quoi encore? gronda Ntezi qui s’exaspérait de l’intrusion de ce frère en Christ qu’il désignait volontiers comme un endoctrineur. Tu es en train de ronger un terrain familial et tu te prends déjà prophète. Nul n’est prophète chez soi, nul n’est prophète chez soi, comme si, s’Il avait besoin d’un prophète c’est toi qu’il choisirait, un escroc comme ça, mangeur de dîme wah. 

- Écoute, reprit Ngouba qui n’appréciait pas qu’on s’en prît véhémentement à son bienfaiteur, tu devrais t’occuper de tes oignons.

 

Comme c'est toujours le cas en pareille circonstance, des oreilles indiscrètes trainaient là pendant l'échange. Et c’est à cause de l'une de ces oreilles que l’église de Ngouba prît le nom de « basilique ».

La discussion s’arrêta là. Abruptement. Comme elle avait commencé. De la même manière qu’elle reprit cette nuit-là avant la veillée de prière. Ntezi s'était plaint avec ardeur du tintamarre que faisait la basilique de Ngouba. Ntezi avait d’ailleurs réussi à prendre à témoin d'autres habitants de la contrée, courroucés d’avoir perdu leur droit de dormir du sommeil du pauvre. Mais la chapelle ardente entendit rien de ces plaintes.

 

- Le matin, la mosquée réveille les gens trop tôt et le soir c’est l’église qui nous empêchent de dormir, mais à quel saint se vouer ici? avait pesté le chef du canton. Au moins la mosquée nous réveille pour aller aux champs. Mais cette église nous empêche de rêver pourquoi, hein?

 

Il est l’Alpha et l’Oméga

Il est merveilleux le Seigneur

Il est tout-Puissant le Seigneur

Il est tout-Puissant le Seigneur

Il est l’Alpha et l’Oméga

Il est Tout-puissant le Seigneur

 

Les chants redoublaient de ferveur, accompagnés en cela par un orchestre endiablé, une assemblée survoltée d’onction et un frère Kounakou désormais pasteur auto-désigné dont la voix amplifiée par le micro faisait trembler les assises de toute la contrée. Quand les chants de louange s’estompaient, un piano entretenait la phase d’adoration. Et ça priait, ça criait, ça louait, ça psalmodiait, ça maudissait les démons de toutes sortes, les démons des eaux, du sexe, du chômage, de séduction, de la gourmandise, de l’avarice, mais surtout pas ceux de la malgouvernance et du népotisme. Danses et transes, de l’orteil à la cheville, les fidèles étaient habités, possédés par l’Esprit Saint, ils imploraient le feu divin de s’abattre sur les suppôts de Satan, cet ange déchu, il écrasaient le sol de leurs lourds talons pour symboliser la mise à mort du Malin, en un geste cathartique et exutoire, certains pleuraient d’extase, d’autres mesurant les bontés jusqu’alors insoupçonnées de la grâce divine priaient en riant, beaucoup transpiraient comme si les mauvais esprits s’échappaient de leur corps par les pores, d’aucuns se roulaient par terre, pris du vertige saoulant de l’onction divine, les plus âgés s’évertuaient de dire leurs prières en langue du pays, et on pouvait les entendre demander au Père de guérir leurs rhumatismes handicapants, les femmes réclamaient enfin une grossesse improbable, ou un homme dans leur vie, dans un pays où le mari se raréfiait en même temps que le pétrole, d’autres femmes encore priaient pour que le Dieu d’Isaac et de Jacob perçât l’œil concupiscent, charnel et adultérin de leurs maris. Dieu de son côté cherchait quelqu’un pour assurer son intérim. Mais valait mieux ne pas être intérimaire de Dieu à ce moment-là, car toutes ces demandes formulées dans un flot discontinu nécessitaient de la part de son destinataire une oreille très attentive et exercée dans toutes les langues, même dans celle que parlait désormais l’ex-frère Kounakou désormais pasteur : « Aribabababa ché! » « Bababababababa shé ! » répétait-il dans cette langue venue des cieux avec une conviction de polyglotte.

 

Ngouba était reclus, à genoux dans un coin, les mains croisées en dévotion contre son front, sa chemise trempée de sueur. Il se sentait transporté au plus haut des cieux, par les anges, quand soudain, il entendit une explosion dans son dos.

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