Les célébrations d'inauguration de la mosquée allaient bon train. La liesse généralisée avait gagné tout le monde! Tout le monde?
Un peu plus loin au quartier Vie dure, une autre célébration se déroulait. Dans le petit bar baptisé Le mois est loin, un homme prenait lui aussi du bon temps. Ngouba le frère jumeau, était à contre-courant de la masse populaire. Tel un altermondialiste, il faisait différemment. Dans le bar, un homme chantait :
Faut pas envier la femme de l’autre oh
Faut pas envier la femme de l'autre oh
Même si tu épouses une chinoise oh
La femme elle est toujours là même oh
En même temps que la musique se diffusait, Ngouba esquissait des pas de danse. Incité en cela par les jeunes dames qui buvaient à ses frais, au grand bonheur de la gérante du bar. En effet, comme s’il voulait dissuader chaque passant de se rendre aux somptueuses célébrations de son frère, et de ses hôtes musulmans, Ngouba arrêtait le moindre passant pour lui imposer de se prendre un verre en sa compagnie. « Hé! tu vas où? hélait-il. La vérité c’est ici, là-bas y a pas la joie. Vous allez manger, boire mais est-ce qu’y a la musique, hein? On va vous donner seulement les boissons sucrées après ce sont les vers, l'amibiase et tout et tout ». Puis il continuait son argumentaire. Quand quelqu’un se laissait convaincre, il le félicitait avec emphase et un sourire alcoolisé : « Alors! Voilà les vrais gens authentiques de ce pays. » Et quand l’individu interpelé ne se pliait pas à son argumentaire, il récitait son répertoire d’injures favorites « maboule va! », « incivil! », « moutons de Panurge! », « cancres! », « Bande de braves gens! », « vieux cons caducs », « tartempion ». Et quand il était certain que la personne qu’il incriminait était désormais trop loin pour l’entendre, il retournait esquisser ses pas de danse et arroser les gens d’alcool.
En état d’ébriété, Ngouba se découvrait des talents de philosophes. Il avait désormais un avis sur tout. Tel un humoriste, chacune de ses prises de parole déclenchait des fous-rires. Lorsqu’un chien passait il disait que les chiens étaient les êtres les plus m’enfoutistes au monde.
- Les chiens dit-il, non seulement ils se reniflent l'anus devant tout le monde mais en plus, ils peuvent s’allonger devant tout le monde et exhiber leur bangala n’importe comment. Et en plus, renchérissait-il ils se lèchent comme ce n’est pas possible. Je pense que ce sont les chiens qui ont inventer la masturbation. Mais ça, on ne vous l'enseignera pas.
Il disait cela quand soudain, une jeune dame passa :
- Hé ! Femme authentique interpella-t-il. Ta beauté me laissera toujours contemplatif au seuil des cieux. Je vous regarde et je vois défiler l'éternité de la création et mes sentiments pour vous inspirerait le plus grands des poètes de ce pays. Mais n’oubliez pas madame que la beauté d’un corps ne fait pas la marque d’une…
- CIVILISATION !!! répondait en chœur l’assistance conquise et habituée à ces tirades.
Lorsque Ngouba disait ces mots, il valait mieux être séduit ou du moins faire semblant de l'être. Sinon il vous ramassait comme un poisson pourri. C’est d’ailleurs ce qu’il fit à l'endroit de Sandrine la fille trésorier payeur. Celle-ci, convoitée par toute la contrée s’était bâtie la réputation d’une hautaine malapprise. Quand elle passe, Ngouba sortit son artillerie poétique la plus lourde :
- Alors jeune dame de ce petit pays, pourrais-je avoir ton attention? Femme de mes nuits, commença-t-il, souvent pour me consoler, je regarde le ciel pour deviner ton visage parmi les étoiles. Et je m'endors la fenêtre de mon cœur ouverte espérant une visite de ta part. Redescendant sur terre, il demanda à Sandrine, alors ma poésie tu l’aimes non? La fille continuait de marcher et il la retint légèrement par le bras, celle-ci fit un quart de tour sur elle-même, s'arrêta puis toisa le poète alcoolisé :
- Pardon, tu m'as bien regardée? dit-elle avec un rictus goguenard en coin. Ce qui fit le mérite de sortir de sa poésie :
- Mais regardez-moi celle-là, elle se croit où ? Une pimbêche comme ça là, une rombière de première catégorie. Regardez-moi ça. Des filles comme ça veulent le mariage alors qu’elles ne savent même pas mouner. Des filles comme ça disent qu’elles attendent celui qui va les épouser alors qu’elles ne savent même pas préparer. La beauté qu’en surface, en bas y a rien, au fond rien, et des filles comme ça jouent les miss univers sous cette chaleur équatoriale, et elles sont là, ces filles-là, vous les approchez un peu, et elles veulent déjà le gars sérieux, le mariage et tout et tout, elles prétendent qu’on ne joue pas avec les sentiments, alors que,… alors que,… alors que,… avant, on s'amusait bien, sans se prendre la tête, maintenant chacune veut avoir son Cruz Castillo alors qu’elles ne sont même pas belles ni blanches comme Eden, des vraies conneries, n’importe quoi ! Vos manières-là, y a que des maboules pour accepter ça jusqu'à vous épouser à plusieurs millions, moi? Prrrrt. Des filles comme ça se parfument tout le temps mais elles parlent une langue qui a mauvaise haleine, elles veulent des vêtements achetés à City sport ou Broadway shop mais elles ne sont même pas capables d’habiller leurs phrases convenablement, elles se maquillent pour mieux cacher la laideur de leur orthographe d'usage, elles sont parfois riches mais avec un vocabulaire indigent, et quand tu leur parles de Grevisse, elles croient que tu leur parles d’un couturier célèbre, autrement dit, elles ne connaissent et n'ont jamais croisé Le Bon usage. Moi je parle et les gens prennent des notes et bientôt je vais même remplacer le poète de Joal parmi les Immortels, ma place n’est pas ici. D’ailleurs je ne sais même pas si vous savez à qui je fais allusion. Bande d’ignares villageois wah, prrrrt ! Gérante donne-moi mon mwana mboka là-bas, je ne bois pas le café chez quelqu'un, chacun voit midi à sa case, revenons à nos moutons. . .
- … et ils seront bien gardés !! répondit en chœur l'assistance de buveurs. Ces buveurs ne se lassaient pas de ce discours sans papier. L’un d'eux, histoire d'attiser le feu, prononça :
- Le dictionnaire vivant!
- Ah Oui, oui, oui, répondit Ngouba promptement tout en revenant vers le bar, fier de son fait, je suis le Littré fait homme, je suis un dictionnaire ambulant, je suis un dictionnaire vivant et la langue française m'appelle papa, d'ailleurs ce n’est pas la langue de Molière. . .
- … C’est la langue de Ngouba !!! compléta l'assistance.
- Voilà ! Et moi, je le dis, les femmes devraient passer deux tests importants avant le mariage, la bouffe et la langue. Et pas seulement faire les tire-langues derrière les maisons. Quand j'étais moniteur vacataire là-bas à Sassamongo, les élèves qui venaient avec la nourriture comme œuvre d’art pour le certificat d'études primaires, je les notais avec beaucoup d'encouragements. Mais j'étais aussi pointilleux quand ils devaient m'expliquer comment ils avaient fait leur préparation. C’est ça l’école qu’on doit encourager et pas les conneries d’aujourd’hui. Moi, je vois des filles ici, au physique tu dis oui, mais quand tu les entends parler elles deviennent laides d'un coup. Moi, au CE2 mon maître à l’école me promettait de m’inscrire à l’école de l’académie française, parce que j’étais le seul capable de maîtriser le conditionnel présent lorsqu’il fallait demander la permission pour aller boire de l’eau ou pisser un coup. Et il nous disait, je me rappelle, « Le conditionnel présent est le temps par excellence de la politesse ». Et cette ignare ne s’est même pas rendu compte que je l’ai utilisé tout à l’heure. Alors, au CE2, mon maître me félicitait toujours, il me suffisait de verber pour que la classe se mît en transe. Vous voyez comment je verbe au subjonctif imparfait? Alors que je n’ai même pas terminé la classe de troisième, hein! Les élèves d’aujourd’hui, même un verbe du premier groupe à l’imparfait, ils ne connaissent pas. J’ai arrêté l’école parce qu’un con caduc qui se prenait pour un enseignant voulait se fatiguer à m’expliquer le verbe. Je lui ai dit d’arrêter de chercher de midi à quatorze heures, car au commencement était le verbe et le verbe était avec Zambé et que donc chacun de nous est le verbe incarné et donc notre mission ici est de verber comme le veut l'héritage de Zambé. Il m'avait mis à la porte et je n’y suis plus jamais retourné, mais je suis allé souvent chercher à lire ailleurs tout en faisant mon agriculture, oui donc je cultivais mes jardins. Quand je plantais, je lisais des contes et des poèmes à mes plantes et elles aimaient ça. Mes plantes aimaient particulièrement le poète d'Akiéni. Ce grand poète que les braves gens d’ici ont arraché à la république populaire des lettres, alors que lui, c’était le seul à s’adresser à des enfants, et dans ses mots, y avait la vie, pas vos conneries-là. Quand je lisais, non, quand je DÉ-CLA-MAIS, c'est comme ça qu’on dit, il faut prendre note, donc mes plantes aimaient ça. Et je vis que c'était bien. C'est pourquoi je me moque de vous quand vous courez célébrer un prétendu dieu dans une mosquée. Or tous ceux qui sont capables de parler ont déjà reçu Zambé. Donc église ou mosquée, c’est de la foutaise et vous pouvez aller le dire à votre président. Lui, il dit qu’il est musulman mais ses femmes ont toujours des noms chrétiens, elles attendent quoi pour se convertir? N’importe quoi! Mawa na somo ! Bon, change-moi un peu ta musique-là dit Ngouba avec autorité. Mettez-moi la chanson de Thomos là-bas.
Et le gérant du bar s’exécuta illico presto et au son de l’accordéon, une voix chantait :
Chérie coco c’est toi-même
Chérie coco c’est toi-même
C’est toi-même qui m’avais refusé
Ainsi parlait Ngouba. Ainsi coulait l’alcool à flots. Et tant que coulait l’alcool, la bouche de Ngouba était un fleuve de paroles intarissable.
Le jumeau de Ntezi était friqué et ça se voyait. De quoi convaincre donc la gent féminine de se greffer à lui. Lui, ne boudait pas son plaisir, il invitait toutes celles qui lui tournaient autour à aller le rejoindre sur la piste de danse de ce bar exigu. Parfois, il disparaissait avec une des dames. Un boxon était construit non loin du bar. Là-bas, Ngouba étanchait sa libido. Et la nuit se déroulait ainsi. Du vin qui coulait à flots, de la bouffe à volonté et un peu de sexe aussi, pour ceux en tout cas qui n’étaient pas trop éméchés. Mais Ngouba avait une libido athlétique et quand il s’engouffrait dans le lupanar, on pouvait entendre des gémissements aigus d’autant que le lieu était construit en contreplaqué et donc mal insonorisé. Mais faut-il vraiment aller dans les détails des ébats alcoolisés de Ngouba?
Bien avant les travaux de construction de la mosquée, Ngouba eut une discussion très franche avec son jumeau. Il l’avait appelé à l’écart et lui avait fait part de son mécontentement :
- Je ne vais pas passer par quatre chemins, commença Ngouba abruptement, ton intention d’implanter la mosquée au centre du domaine familiale ne me plaît pas du tout. Papa avait des terres non loin d’ici, tu peux y bâtir ta maison de prière. Et puis ce n’était pas dans le plan que nous avions mis sur pied. Chacun devait prendre une partie des quatre maisons et c’est une auberge touristique qui aurait dû voir le jour là où tu veux construire ta mosquée.
- Écoute frérot, répondit Ntezi, va droit au but. Tu as ta part d’héritage fais-en ce que tu veux. Tu ferais mieux de m’encourager dans cette œuvre au lieu de continuer à dépenser ton argent avec les femmes et le vin.
- Moi, je bois mon vin et je vide mon bol mais je garde au moins un œil sur la vieille. Toi, depuis que tu veux convertir tout le monde, tu as tracé une ligne entre les mécréants comme tu nous appelles, et toi et tes frères. Je n’ai rien contre tout cela mais je souhaite que tu fasses ta mosquée ailleurs, les terres de papa sont assez vastes comme ça.
- Ça c’est hors de question, tu m’entends? tonna Ntezi avec la vigueur qui le caractérisait, et l’index menaçant.
- Pas la peine de t’énerver ou d’élever la voix. Je te parle calmement et puis tu ne m’impressionnes pas. Tu veux construire ta mosquée? Ok, mais sache que je ne l’accepte pas. Ça ne se passera pas comme ça.
La réplique de Ngouba était froide ce qui déconcerta son frère jumeau, habitué à voir tout le monde se plier à ses désidératas. Et puis, il faut dire que sur le plan physique, Ngouba avait des arguments à faire valoir. Il faisait cinq centimètres de plus que le frère musulman, son corps était rompu aux travaux champêtres et d’ailleurs ses plantations très bien entretenues le témoignaient. Les deux jumeaux mirent fait à leur discussion en campant chacun sur ses positions. Mais, avant de se séparer Ngouba proféra une parole de malédiction à l’endroit de son frère « Tu ne connaîtras pas la paix tant que ta mosquée sera à cet endroit » avait-il dit. Ce à quoi Ntezi avait répondu : « Et toi tu finiras malheureux et alcoolique ». La nuit s’abattait sur la contrée quand ils se tournèrent mutuellement le dos. Au même moment, un éclair furtif traversa le ciel de part en part. Comme si ces ultimes paroles gémellaires avaient ouvert une autre pour la contrée. Une ère d’hostilités?