Alota venait donc de rendre son souffle dans la forêt. Deux jours après l’annonce de la nouvelle, son fils Ntezi revint de son périple en Arabie Saoudite, où il avait nourri sa croyance et sa connaissance de l’islam. Pour sa part, Ngouba était déjà sur place. Il y avait toujours été. Les deux aînés s’affairaient pour rendre un dernier hommage au patriarche.

 

Le faste qui entourait les obsèques était conforme au rang du disparu. Les délégations ministérielles, les élus, les pontes du régime ainsi que les amis se succédèrent. On pouvait reconnaître chaque distingué ami du défunt à la taille de la gerbe de fleurs apportée. Certaines étaient grandes, d’autres portaient des inscriptions en lettres d’or, d’autres encore, bien que de tailles modestes ne manquaient pas d’attraits. Et la famille du défunt qui les recevait, les disposait selon cet ordre hiérarchique. Il y avait tellement de fleurs que le défunt se sentait rassuré au moment de traverser la vallée des ombres. Dans l’immense cour familiale, les sièges destinés aux invités obéissaient à la même discipline sociale : les ministres et autres éminents cadres du parti avaient leur place sur des fauteuils capitonnés, en bois massif, vernis et aux riches ornements; les fonctionnaires et autres amis proches du défunt élisaient place sur des fauteuils rembourrés, et les autres se contentaient du mieux qu’ils pouvaient, de poser leur fesses prolétaires sur des chaises en plastique ou sur des tabourets de fortune. Eux, c’étaient les « pêle-mêle » selon la formule employée par le défunt qui attachait un prix à la hiérarchie sociale, à l’ordre établi, à l’encadrement protocolaire, du temps où sa cour était espace de cérémonies de toutes sortes.

 

Les veuves, assises à même le sol carrelé, recluses dans un coin du salon de la vaste maison principale, alternaient entre leurs pleurs et les consignes qu’elles n’arrêtaient pas de donner à leurs enfants respectifs. Il y avait déjà dans l’atmosphère comme un air de positionnement stratégique. Sentant la guerre de succession qui s’annonçait à l’horizon, chacune des reines plaçaient ses cavaliers sur l’échiquier familial. Et donc des fois elles pleuraient, des fois elles aboyaient des ordres.

 

Dans la cour, on avait fait construire un autel où l’on pouvait aller se recueillir une dernière fois devant la dépouille. On ne pouvait pas rater le cercueil. Même dans la nuit équatoriale, il rutilait. Difficile de dire de quelle matière était faite la bière du notable. Toujours est-il que la dépouille semblait dormir au paradis. Son corps reposait en effet dans un coffre en bois rare recouvert de vernis. Le couvercle était en verre. Ce cercueil venu tout droit de Brazzaville était un petit vaisseau high-tech pour aller dans l’au-delà en toute quiétude. En effet, on l’avait équipé d’un lecteur de CD, d’un téléphone cellulaire et d’un désodorisant. Autant dire que le Vieux Alota considérait la mort comme un voyage spatial. Il s’assurait donc ainsi de ne pas trop s’ennuyer durant cette traversée du clair-obscur.

 

On mit le vieux notable en terre. Ce qui fit redoubler les pleurs. La contrée était dans l’abattement. A trois cents mètres exactement de la maison familiale, trônait fièrement le petit mausolée qu’on avait érigé en sa mémoire. Pour mieux accompagner cette transition vers les mânes, le ciel délégua sa pluie la plus équatoriale : soudaine, faite de trombes d’eau, de vents et d’éclairs déchirant le ciel. Comme si le voyage du patriarche ouvrait une ère apocalyptique.

  

Un an s’était écoulé depuis la mort du patriarche Alota. Avant la cérémonie de levée de terre qui consacre la fin des restrictions et autres privations imposées aux veuves, le conseil de famille partagea équitablement l’héritage du défunt entre ses trois épouses. Ce qui n’était pas du goût des jumeaux Ntezi et Ngouba. Le premier, interrompit la séance avec une insolence inquiétante. « Vous arrêtez tout, vous pliez bagage et vous déguerpissez d’ici! » Il avait dit cette parole avec suffisamment de froideur pour imposer le silence. Si bien que même les personnes autorisées, en pareille circonstance, avaient soudainement perdu la parole. Dans ce moment glacial, on pouvait alors entendre les moqueries des mouches qui tournoyaient au-dessus des chiens galeux déjà persécutés par une chaleur démoniaque. Il faut dire que Ntezi imposait suffisamment : 1 mètre 90, des épaules de bûcheron, une voix de stentor, des mains d’une virilité athlétique dissuasive. Les vieillards regardaient le malabar qui se dressaient devant eux, se demandant où était passé le gamin docile d’hier, qu’ils avaient torché, mouché, bercé, cajolé, langé, toiletté, consolé.

 

Ntezi reprit sa respiration comme s’il s’efforçait de contenir une fougue rageuse. Déjà, son poing droit fermé et en transe montrait des signes d’une nervosité volcanique.

 

Mon père est mort, je suis l’aîné ici. Ma mère était sa première épouse et donc je pense qu’on devrait nous accorder plus de considération. Vu que ce conseil de famille n’est pas capable de restaurer ma mère dont la dignité a été longtemps bafouée, je m’arroge le droit d’annuler ce partage honteux.

 

Il avait prononcé la dernière phrase de ce speech en langue vernaculaire, comme pour élargir son discours à ceux qui avaient une compréhension indigeste du français.

 

Un murmure parcourut l’assemblée. Et certains manifestèrent un peu trop bruyamment leur malaise face à cet outrage aux us et coutumes. Ntezi, ne le supportant pas, laissa exploser sa colère. Il s’en prit physiquement à ceux qui boudaient sous leurs aisselles en particulier ce groupuscule d’oncles paternels à qui il administra une volée de coups, aidé en cela par son frère jumeau : savates, atemi, uppercut, ippon, gifles, balayage, coups de tête, saut-chassé, corde-à-linge, tout y passa. On voyait voler les chaises, on entendait craquer les mâchoires et les vêtements. Quand le vent dissipa le brouillard de poussière, Ntezi trônait debout au centre de la cour tandis qu’autour de lui les uns et les autres essayaient tant mieux que mal de se relever, les corps lourdement endoloris. Il alla se rasseoir, essuyant au passage les malédictions et autres imprécations proférées en langue vernaculaire par les sages du conseil. Après cet évènement, Ntezi avait redéfini les contours du legs familial : expulsions de ses demi-frères et évidemment de leurs mères respectives.

 

 

 

 

Chaque matin, une voix incantatoire appelait à la prière. Les coqs du village se plaignaient

 

d’ailleurs de cette concurrence doublée d’une usurpation de fonction. Ils n’excluaient d’ailleurs pas d’aller se plaindre au soleil qui les avait mandatés eux, pour assurer le réveil de la contrée.

 

La voix, c’était celle de Ntezi. C’est lui qui invitait les musulmans de la contrée à la prière. En effet, une fois qu’il s’était assuré la voie royale sur le domaine paternel, il fit construire une mosquée. Le jour de son inauguration, Ntezi fut assisté par ses amis et donateurs venus d’Arabie Saoudite, d’aucuns disaient aussi du Qatar. Toujours est-il que l’inauguration de la mosquée attira du monde. Non pas que le souvenir de la brutalité de Ntezi fut oublié. Mais ce dernier sut comment ameuter du monde : des victuailles à profusion, on immola trente moutons et quatre bœufs, chaque famille du bled eut le droit de s’approvisionner gratuitement à l’épicerie à hauteur de vingt-mille francs CFA par famille. L’épicerie était voisine de la mosquée et fut construite en même temps que celle-ci. Son propriétaire n’était autre que Ntezi. Et donc, quand leurs bouches et leurs cœurs maudissaient Ntezi depuis son acte d’effronterie, les ventres des villageois parlaient le langage de la docilité fataliste. Et à ce jeu, le ventre l’emporte toujours par sa rhétorique insidieuse et implacable : ventre affamé n’a point d’oreille. Chacun, comme c’était un peu le cas dans le pays, succomba à l’appel du ventre.

 

La contrée était en ébullition ce jour-là et de mémoire d’homme, jamais elle n’avait connu une telle fièvre. Ni les campagnes électorales et leurs meetings populaires transformés en beuverie, ni les cérémonies traditionnelles encore moins l’anniversaire du parti au pouvoir ou la fête nationale, de tous ces évènements, aucun n’avait produit un tel moment de jouissance à l’unisson.

 

La mosquée aimanta donc les populations venues des villages environnants. Ils vinrent en masse : d’Ekata, d’Imbong, d’Ingoualandjondjo, de Malassa. Ils débarquèrent de partout. Ntezi mit d’ailleurs à la disposition de des villageois deux véhicules pour faciliter la présence des populations.

 

Vêtus de leurs turbans rouges, de keffieh et de grands boubous d’un blanc immaculé et paré de dorure, les invités saoudiens de Ntezi étaient contents et fiers de faire fructifier dans ce hameau l’œuvre de Dieu le Miséricordieux.

 

Et l’on mangea, et l’on but. La ripaille générale prolongea la nuit et entretint l’illusion d’un paradis terrestre. Si bien que de nombreux villageois se convertirent de là à là. Ils étaient convaincus que le catholicisme auquel ils adhéraient jusqu’ici n’avait que trop exploité leur vie. Certains se souvenaient que pour construire une église, les villageois donnaient du leur et parfois plus. Or, voici que cette religion non seulement bâtissait, mais offrait aussi des victuailles. Elle montrait l’exemple de la générosité qu’elle enseignait contrairement à la religion coloniale qui leur recommandait de tout donner à l’église pour mériter le paradis.

 

Ntezi appelait donc à la prière très tôt. La mosquée trônait désormais fièrement dans la concession familiale. Certaines mauvaises langues la baptisèrent.

 

A l'écart de toutes ces célébrations, un seul homme manquait à l'appel : Ngouba le frère jumeau. Allons savoir pourquoi.

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