Le vieil Alota rendit l’âme sans prévenir. Un malaise eut brutalement raison de ce patriarche. Ancien cadre du parti unique, il laissait, à l’instar de ses congénères trois veuves, douze enfants et une cour de récréation en guise de petits-enfants et arrière-petits-enfants.

 

La logique voulait que chaque cadre du parti eût une famille très élargi. C’était non seulement conforme au plan de natalité lancé par le gouvernement mais aussi, disaient les mauvaises langues, une manière de constituer un électorat. Oui, car dans la contrée, on avait pris l’habitude de faire voter tout le monde, les morts comme les nouveau-nés. C’était, justifiait-on, une manière d’impliquer davantage la nation dans son intégralité à l’exercice civique. Et pour cela, il n’était pas vain d’impliquer les mânes des ancêtres pour consolider le pouvoir que le président avait hérité d'eux et de ses amis blancs.

 

Alota eut cinq enfants avec sa première épouse. Les jumeaux Ntezi et Ngouba naquirent de cette première union. En même temps qu’il gravissait les échelons l’épouse Alota Yvonne de son prénom mettait au monde un enfant. Alota était préfet quand la première épouse tenta de donner vie à un sixième enfant en vain. Trois fausses couches décidèrent le préfet à prendre une deuxième épouse. Car le parti s’inquiétait qu’il ne montrât pas le bon exemple. On le lui signifia d’ailleurs par une lettre d’injonction à procréer.

 

Il épousa donc en seconde noce Marie-Madeleine. Deux mois s'étaient à peine écoulé depuis les épousailles que le ventre de Marie-Madeleine affichait une portée vieille de six. On comprit que le préfet n’avait fait qu’officialiser une vieille idylle extra-conjugale.

 

On ne sait trop si c'est pour le bien de la nation à peupler ou par pur besoin de connaitre la satiété sexuelle que l’idée d’un troisième mariage germa dans l’esprit d'Alota.

 

Mais ses deux premières épouses n’étaient pas ouvertes à l’idée d’un troisième foyer de tension. Alota réfléchit longtemps et en bon stratège politique il profita d’une faille dans l’union sacrée de ses épouses.

 

Les querelles parfois ouvertes et trop souvent larvées entre les deux co-épouses furent une aubaine pour Alota qui, telle une eau insidieuse s’immisça dans la brèche pour faire sauter la digue d’unification des deux épouses. Il les réunit un soir, au terme d’une journée ponctuée de disputes dont toute la petite contrée se délectait, au point que bien que n’étant pas présent à la maison au moment des faits, Alota eut vent au détail près de ce qui s’était passé sous son toit et dans sa très vaste cour commune. Il fit asseoir ses femmes et leur tint un discours ouvertement réprobateur mais secrètement opportuniste. Après les avoir sermonnées, Alota posa à ses épouses un ultimatum : « J'en ai assez, avait-il tonné, de vous voir vous disputer comme des poules! Ma maison n’est pas un poulailler. Donc vous allez vous calmer et à partir de ce jour, si jamais il y a une nouvelle dispute, hé ben je prendrai une nouvelle épouse!».

 

Il leva la séance sans quérir les réactions de ses épouses qui, séance tenante, s’étaient retranchées dans leurs chambres respectives où l'on pouvait les entendre maugréer des paroles d’une colère constipée. C’était aussi cela la marque des gens du parti. Partout ils imposaient la dictature qu’ils nommaient respect et autorité.

 

Trois mois entiers se dérouleront ainsi sans grand bruit. Les deux épouses contenaient leurs poussées de colère comme elles pouvaient. Désormais, les paraboles, les messages subliminaux, les paroles obliques et autres injures à peine voilées constituaient leurs échanges.

 

Mais la rivalité conjugale n’est pas une agora ni un corps de garde où l’on privilégie les joutes oratoires. Et demander à deux rivales de ne plus jamais se chamailler c’est comme forcer un individu de se retenir alors qu’il est atteint de diarrhée. C’est connu, même sous la menace d’une arme, ça sortira comme ça sortira. Et Donc, lasses de se de retenir, les deux femmes au foyer rompirent le pacte de non-agression. Difficile d’ailleurs de dire exactement les raisons de leur colère. Toujours est-il que dans la contrée on eut beaucoup de mal à les séparer. Nombreux sont ceux qui s’y étaient risqués et qui furent roués de coups. D’autres, par des interventions maladroites trébuchèrent sous les vivats des badauds en mal de distraction. C’était une tauromachie d’un autre genre. Et ça volait haut :

 

- Idiote! disait la première épouse.

- Idiote toi-même répliquait la rivale.

- Heeeuu! Regardez-la, elle copie mes mots. Quand on vous dit que l’école, même un peu, c’est bien. dit ironiquement l’aînée conjugale.

- L’école c’est tellement bien que ça n’a pas changé ton éducation de villageoise, sorcière comme ça ! rétorqua la cadette maritale non sans un brin de fierté, convaincue de l’effet victorieux de sa réplique.

- Badécon!! Tu ne sais même pas mettre une serviette hygiénique entre tes jambes.

- Badécon toi-même ! Et tu sais ça comment que je ne sais pas le faire? interrogea la deuxième épouse. Prenant la foule à témoin, elle poursuivit, vous voulez savoir comment elle le sait?

- Ouiiiiiiii!!!!! cria la foule friande de savoir qui du taureau ou du matador aurait le dernier mot.

- Eh ben je vais vous le dire, fit la deuxième épouse. Lorsque c’est mon tour de gérer notre homme la nuit, elle vient souvent lorgner, elle veut savoir la botte secrète que j’utilise pour envoyer Alota entre le septième et le huitième ciel. La foule conquise riait à gorge déployée. Sûre de son fait, la plus jeune des épouses Alota continua sur sa lancée en s’adressant à nouveau à sa rivale. Viens apprendre ma chère, ce n’est pas la tchatche, je te montrerai comment tourner la marmite. Elle dit cette dernière parole en trépignant érotiquement, faisant prévaloir ses fesses charnues en forme de gouttes d'eau, la souplesse de ses hanches et son agilité pubienne. Profitant de l'effet sur la foule, madame Alota 2 se tourna vers la foule. Ce qu’elle n’aurait pas dû. La première épouse fonça sur elle telle une bête démente mandatée par Lucifer. Et ce qui advint aurait dû être censuré. Mais les dires qui suivent ne relèvent pas de la télévision d’État telle qu’il en existe dans les dictatures d'Afrique.

 

Les deux femmes s’empoignaient, se cognaient, se roulaient par terre, s'invectivaient, se dénigraient, se calomniaient, s'injuriaient de plus belle.

 

A quelque encablures de là, Alota sirotait un vin de palme récemment tiré. Mavovoss qui officiait en tant que ses yeux et ses oreilles vint lui chuchoter à l’oreille la pagaille à laquelle se livraient ses épouses au point de lui bâtir une réputation de patriarche qui ne sait pas tenir ses mégères d'épouses. En guise de réponse il acquiesça de la tête tout en dissimulant mal sa joie face à cette victoire. Le pacte rompu, il pouvait désormais convoler une troisième fois en justes noces.

 

Le problème avec les patriarches tels que Alota est qu’ils sont toujours contents de leur progéniture et mais ne sont même pas capables de lire dans les yeux de celle-ci les multiples sentiments qu’ils traduisent. Désormais retranchée dans son silence, la première épouse consacra sa vie à ses enfants. Délaissée, elle prit soin de préparer ses jumeaux à s'emparer du trône un jour qu’il serait vacant. Et comme un pot-au-feu, Ntezi et Ngouba mijotaient en sourdine à l'affût du moment décisif où ils rendraient à leur mère sa dignité d’antan .

 

 

 

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