Il est des petits livres qui sont si frêles, si légers en apparence mais au fond, ils ont un poids à la mesure d’un temps long. A la mesure des préoccupations de tout un peuple. C’est avec un petit livre que René Maran[1] dénonça, en pionnier, et à ses dépens, la colonisation et ses tares, petit livre qui devint très vite le livre de chevet de ceux qui devinrent les hérauts de la Négritude. C’est avec un petit livre que Frantz Fanon amorça ce qui devint plus tard la réelle prise de conscience des colonisés dans la déconstruction psychique de l’héritage colonial en vue d’une repersonnalisation de soi en tant qu’identité et individus noirs[2]. C’est encore avec un petit livre que James Baldwin livrait sa part de vérité et observait avec justesse la condition noire aux États-Unis[3].

Résilience est un petit livre mais ne réduisons pas Larry Essouma au simple syllogisme qui ferait d’emblée de lui un auteur de la trempe de ces illustres devanciers. Quand bien même la teneur y est. Quand bien même ce dithyrambe ne serait pas usurpé. Derrière ses lunettes, Larry a la vue assez exercée pour observer et dire la société gabonaise et ses errances, ses atermoiements, et ses folies, ses urbanités douteuses et cette promiscuité des individus avec l’animalité.

Résilience est un petit livre. Soixante-six pages « seulement ». Et là encore, c’est la préface de Naelle Sandra Nanda qui augmente quelque peu ce volume. Et là aussi, la préface est courte, incisive et marquée du sceau d’une fraternité intellectuelle siamoise. Deux artistes. Une pièce, deux faces. Elle a vu juste Nanda lorsqu’elle dit de ce petit livre qu’il contient une « foule de thématiques » qui, lorsqu’on achève sa lecture, le sentiment est que les mots sont si bien « soudoyés », forcés de se prononcer pour qu’au final « des vérités demeurent ». Elle voit encore juste Nanda, lorsqu’elle demande au poète de ne pas se retourner. Il s’agit en effet d’un recueil en ordre de marche. Et le poète ne veut pas se retourner ni devant un quotidien absurde ni devant les insanités, encore moins face aux lamentations des plus démunis. Il accompagne ceux-ci qui « battent le pavé ». Et dans cette procession d’hommes et de femmes, le poète ne doit pas se retourner car, en la circonstance prévenait Césaire : « Malheur à celui dont le pied flanche ». Le poète ne se retourne pas, conscient de laisser derrière lui ce passé fait de chienlit et convaincu que ses « pas » sont la promesse d’un autre « matin ». Et il vitupère non sans un emportement en guise de rupture radicale qui disqualifie la fausseté : « Allez-vous-en ! Faux dieux! ». Et difficile de ne pas entendre en creux un « va de retro satana » adressé ceux-là qui selon Auguste Moussirou-Mouyama font des offrandes au monstre Mokélémbémbé.

Le poète suit donc ses pas parce qu’il ne souhaite pas connaître le même itinéraire scabreux que ce chien errant qui découvre notre humanité ravalée à un amas de détritus : « De sa gueule effarouchée, le chien tire le corps par les pieds aboie pour alerter / De ce qui sous l’ordure est dissimulé ». Cette vision d’horreur se conclut par une badauderie qui n’a qu’un seul réflexe : « Les portables immortalisent le drame ». Aux appels à l’amour correspondent désormais l’indifférence animal si bien que le chien est encore plus empathique que celui qu’on présente comme son maître.

 Ainsi, alors que les garants de l’ordre ancien s’emploient à réduire la jeunesse africaine en générale et gabonaise en particulier, à faire exploser l’applaudimètre dans les meetings politiques, voici une jeunesse qui s’empare de l’espace du livre après avoir pris d’assaut et conquis de haute lutte, les tribunes des salles de spectacles et les micros où ils déclamaient leurs textes. Voici une jeunesse qui s’empare des mots et mieux, qui ambitionne de « soudoyer les mots » pour leur faire dire ce qu’on refuse de dire, pour leur faire dire cette réalité crue qu’on dénie à travers une palilalie médiatique digne des régimes frappés de sénescence. Régimes dirigés par « ces vieux sages étriqués ».

Cette réalité crue? C’est d’abord l’image saisissante de « ce fier matin de vertus ancestrales » qui induit une certaine aube d’espérance. Ce « matin » appelé de tous ses vœux par « l’animal » dont l’appel trouve « zénitude » malgré l’absence de « la chorale » pour accompagner son chant-cri. Le poète énonce ce qu’on ne veut voir. Il précipite prophétiquement la sortie de la grande nuit pour paraphraser Achille Mbembe. Mais tout cela, seuls les mots, « soudoyés » traduisent cette évidence que les tenants de l’immobilisme refusent de voir. Une génération de piètres louangeurs a vécu. Une autre faite d’habiles dompteurs de mots est née. Cette dernière s’inscrit déjà dans des lendemains autres que le misérabilisme des foires politiques et autres manifestations de liesse sur commande.

Cette réalité qu’on ne veut voir, c’est aussi ce « pas » qui rythme les poésies de l’auteur. Employé à dix-sept reprises, le terme constitue un mot-leitmotiv : le poète s’identifie dans ce peuple qui cherche sa voie, il postule aussi un pays en ordre de marche, qui « bat le pavé » à l’unisson, guidé par sa détermination elle-même sous la férule de la divine providence : c’est un « pas » dont « Dieu seul connaît » la destination finale qui ne peut être que libératrice. Ce n’est pas au « pas » de course que la foule uniforme et abrupte se déplace mais plutôt un pas qui avance à son rythme, n’osant s’empresser sachant qu’il est venu ce temps qui est aussi « l’autre nom de Dieu » : justice divine pour un jour nouveau. Mais pour qui sonne le glas? Qui osera interrompre ce « pas »? En tous les cas, gare à « ces femmes qui arrivent » et « qui chantent ce petit air que leur inspire le vent » ces femmes qui chantent en chœur « Libérez! ».

Ce petit livre, c’est Nanda[4] qui en assure la préface. Et ce n’est pas uniquement dû à l’affinité artistique ou fraternelle qui lie les deux poètes. C’est d’abord symboliquement une reconnaissance envers la femme. Et Larry Essouma aime les femmes. C’est pourquoi, il « soudoie » à nouveau les mots pour peindre les femmes autrement : fortes et combattantes. C’est ainsi qu’il l’imagine, qu’il la souhaite, l’idéalise et la dépeint dans sa poésie. Refusant de la cantonner à la chosification à laquelle on l’a réduite : habile danseuse, boniche décérébrée sur les podiums pour concours de beauté, vulgaire chanteuse aguicheuse de bonobo. Les mots de Larry Essouma actent l’implémentation de la femme dans ses habits de fierté, de combat pour elle-même et pour la communauté. Et c’est pourquoi elle est partout. La femme est présente aussi « aux barricades », elle est de tous les combats, assaillie par la misère elle tient le foyer conjugal de main de maîtresse. Quand la famine talonne son « enfant qui braille », elle lance un appel. Appel à l’aide, lanceuse d’alerte. A l’image d’un pays qui est en déphasage avec sa « maternité allaitant », la femme ploie sous la misère qu’elle tente d’éradiquer. Mais l’équilibre des forces est précaire. Inégal. Car dit le poète en face il y a « cette misère qui ne désarme pas ». Contrairement aux filles et garçons dont « les corps se trémoussent », cette femme est une battante. Militante et lanceuse d’alerte, elle n’est plus sous la plume du poète, cette femme-faire-valoir exhibée sous la canicule tandis que plastronne le bourreau de leur marmaille. Cette femme connaît mieux que personne le sens de ce « silence précaire du matin ». Et comme ce père qui rentre « usé », elle est « épuisée » mais « elle pense en silence sans entendre ». Désormais en marge du « vacarme des villes », invite-t-elle à la méditation. Au Silence. Silence de la contestation?

Mais la femme c’est aussi « la mère régente », celle qui impose ou tente d’imposer au peuple une formule péremptoire et sans avenir sémantique : « Tais-toi quand tu parles ». Et puisqu’il faut faire dire aux mots leur râle quant à l’évidement de ce sens, quant à l'évitement du débat contradictoire, Larry Essouma n’a pas « le courage de se taire ». Il parle. Mieux que cela, il dit. Se refusant de consentir. Car qui ne dit mot consent. Et ce que disent les mots, c’est qu’il y a une jeunesse qui ne consent plus. Larry Essouma veut être de ceux qui suivent, au sens mapanéen de l’expression c’est-à-dire ceux qui ont la présence d’esprit, sont en éveil, contrairement à ceux qui suivent, animés par les assourdissants décibels d’un ventre qui « bruit comme un tonneau vide » pour parler comme Encha’a.

A côté de cette « mère régente », il y a cette « route » aux allures de femme, route dont le poète nous narre la saga non sans la dose de satire qui sied pour moquer le semblant de développement qu’on promet au peuple à des horizons irréalistes. Route qui se pare des attraits d’une femme impétueuse, voluptueuse, pétillante, et rutilante si bien que :


Même les gosses avaient cessé de jouer

Pour la regarder passer

Tant elle était…

Elle était vêtue de cette robe rouge, rouge latérite

Qui dessinait ses formes

Presqu’indécentes

Sa ligne s’étirait d’un bout à l’autre du village

Quand d’un geste ample, elle se déhanchait de virage en virage

 

Où mène cette route qui a tout d’une femme factice, artificielle? Quelle est sa durée de vie? Loin des standards des beautés authentiques africaines, la route est cette femme richement fardée mais dont la beauté n’est plus que superficielle de même que nos routes ne résistent pas à une seule saison des pluies. La fin du poème nous fait vite constater que cette femme tout comme cette route ne sont que des contre-blasons de notre époque.

Cette époque aussi marquée par la présence gênante, envahissante et intimidante des forces de l’ordre. Le poète abhorre cette surenchère sécuritaire qui ne suffit pas à ramener la paix dans la cité, au contraire! Larry Essouma met ces polices aux ordres face à leurs incohérences impitoyables :


En joug!

Avait crié l’officier

Et les quatre hommes qui formaient le peloton d’exécution

Le doigt sur la gachette pointèrent les canons

De leurs fusils sur la condamnée

C’était une femme forte

Une femme dont la voix porte

Cette femme était un puits de courage

 

Toute la beauté de l’écriture de Larry Essouma réside en quelque sorte dans cette faculté à choisir les bons mots, à les « soudoyer » pour figurer le réel avec force. Les mots sont aussi banals que la violence est banalisée et s’administre à tous sans distinction. L’objectif étant évident : annihiler les velléités de ceux qui « ont la faiblesse de ne pas se taire ».

Fort de sa vingtaine de textes, Résilience, ce petit livre, est une peinture à travers laquelle seuls les irascibles accrochés à leur cécité volontaire n’auront pas deviné les signes d’une nation en phase de profondes mutations : les colères sourdes, les jours aux contours incertains, les corps à la merci de la violence la plus sophistiquée et la plus arbitraire, le grondement confus fait de vacarmes et de torrents de larmes, l’émancipation en gestation, tels sont les fardeaux que portent non sans peine non sans détermination aussi le poète. Et dans sa longue marche il espère avoir été entendu. Sinon il reviendra pour crier « Fin! ».


[1] Batouala. Véritable roman nègre, 1921.

[2] Peau noire masques blancs, 1952.

[3] La Prochaine fois, le feu, 1963.

[4] Naelle Sandra Nanda, auteure de Mots-râles, 2017.


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