L’aveugle visionnaire, pour une relecture d’Akendengue
Dans une de ses compositions, le rappeur Youssoupha déclare : « Je connais des aveugles qui sont visionnaires ». On connaît les rappeurs pour leur goût presque immodéré pour les métaphores et aussi pour le sens des formules qui font mouche. Mais en l’occurrence, il ne s’agit point d’une simple formule. Nous voyons en Pierre-Claver Akendengue une belle illustration de ce que peut être un artiste visionnaire au-delà du handicap organique.
PCA dans la postérité
On le sait tous. C’est avec la parution de l’album Carrefour Rio que le fils d’Aouta inscrit définitivement son nom et son art dans la conscience collective gabonaise. A cause en particulier du titre de l’album qui rappelle ce quartier de Libreville, zone névralgique et bouillante par excellence, et lieu symbolique de la contestation populaire. On se demande d’ailleurs si ce n’est pas pour cette raison que l’ambassade des USA dut déménager préférant la tranquillité du bord de mer… Les riverains continuent d’ailleurs de l’appeler Rio quand bien même on a essayé de le rebaptiser Place de la tolérance.
PCA accède aussi à la postérité parce que à la même époque où paraît Carrefour Rio, l’artiste suscite un regain d’intérêt. En effet, à la fin des années 1990 et au début du nouveau millénaire, certaines reprises de chansons du répertoire d’Akendengue contribuent à le populariser davantage et invitent la jeunesse notamment à s’intéresser à ses compositions passées. Après la camerounaise Flavie Batho reprenant Nkéré, c’est au tour de Movaizhaleine de ressusciter Epughuzu. Épaulé par Annie-Flore Batchiellilys, le duo produit ce qui deviendra alors l’un des cinq plus grands classiques du rap gabonais : Aux choses du pays. Ces reprises nous familiarisaient donc avec PCA dont l’art sortait enfin de la confidentialité et faisait désormais l’unanimité au sein d’un public transgénérationnel.
Pour revenir à Carrefour Rio, cet album a également marqué les esprits à cause du choix opéré par PCA de produire Sans oublier l’oublié, grand classique de son répertoire qui, à l’instar de Les Immortels de Franklin Boukaka – que PCA cite d’ailleurs dans cette chanson – rend un hommage aux leaders, aux pionniers de la conscience négro-africaine partis trop tôt et souvent sous le poids de l’oppresseur. Ce qu’on a rarement dit c’est que ce titre est accompagné d’un rythme reggae ce qui, en plus d’être écrit en français, a donc participé à le rendre accessible à tous, parce qu’il adopte un genre musical en phase avec l’époque et une langue qui ne s’adresse plus qu’au seul locuteur de la langue omyènè, langue maternelle de l’artiste.
À propos de Né O
Dans cet album donc, un titre a souvent retenu notre attention à savoir Né O. Ce conte chanté en français, raconte l’histoire d’un mystérieux personnage nommé O dont l’ascension politique finit par une chute rocambolesque au point que « O s’évada, O s’en fuit ». Mais qui est ce O qui « arriva chez nous sans visa ni bagage, à pieds, nu » ? À qui renvoie ce personnage qui « n’a ni père ni mère » mais qui a autour de lui des gens qui sont « des milliers à l’aimer » ? Ce conte philosophique préfigure-t-il la configuration politique du Gabon ? Ou est-ce simplement la courbe ascendante puis descendante de ces satrapes qui à l’instar de Yahya Jammeh finissent par quitter le pouvoir dans une débandade « de l’autre côté de la frontière, sans visa, à pied, nu » ainsi que le chante PCA?
À propos de la « maladalité » d’Ewulpupa
En découvrant donc Carrefour Rio, la curiosité nous poussa à investiguer la discographie du PCA de la musique africaine. C’est alors qu’un autre conte attira notre attention, celui d’Ewulpupa chanté dans l’album . Ce conte est l’histoire d’un chasseur qui, au cours d’une partie de chasse, blesse un animal, à savoir une truie qui s’avère être un animal fabuleux. Tout en traquant l’animal, il se retrouve par enchantement à « Awirondiogo, le séjour des génies et des dieux ». Conscient d’avoir enfreint un interdit en s’en prenant à cet animal sans doute totémique, Ewulpupa reconnaît sa faute ce qui, en guise de cadeau, lui vaut de la part des dieux « deux boites en forme de cylindre » dont l’une représentant le pouvoir politique et l’autre la fécondité. Au terme de ce séjour à Awirondiogo, Ewulpupa tente d’exercer son pouvoir politique. Mais, nous dit le conteur, « personne ne voulut se plier à l’autorité d’Ewulpupa roi » il n’a donc d’autre choix que de « se replier sur sa fécondité ». Car nous rappelle encore une fois le conteur, « nul ne peut être roi tout seul. On ne peut régner qu’avec et sur ses semblables ». Ainsi, faute de bénéficier de l’adhésion populaire, Ewulpupa est contraint de renoncer à ses ambitions politiques, comme rattrapé par la raison. Ainsi, cette sagesse minimale ne fait-elle pas écho au contexte politique gabonais actuel où certains s’évertuent à gouverner au mépris de toutes les lois de la nature ? N’est-ce pas ainsi qu’il faut lire ce néologisme-concept dit de la « maladalité » ? Car c’est bien avec Ewulpupa que celle-ci commence, lui qui a voulu gouverner selon des principes contre-nature. Les dirigeants gabonais devraient y méditer… La maladalité africaine est donc chez les élites politiques africaines cette tendance à gouverner au mépris des peuples et au mépris de certaines règles élémentaires de respect de nos cultures et des principes qui régissent les société africaines depuis des lustres : écouter l’autre, reconnaître son tort, reconnaître la valeur de l’autre et surtout agir pour le bien de la communauté et non pas seulement pour soi, dans une jouissance d’auto-célébration.
A propos d’Oréi le roi
De la même manière, on devrait réécouter Le conte du roi Oréi. Dans la première partie de ce conte, il est question de paix. Et le roi convoque son royaume pour en débattre. Seulement, il se fait attendre durant trois jours et ne se présentera jamais à cette concertation. Las de cette attente, gagnée par leurs instincts, le conciliabule donne lieu à une guerre où chacun cible son ennemi le plus faible dans la plus grande confusion. Ayant suffisamment exterminé les uns et les autres, les plus forts à savoir l’hyène, le chacal et autres sont les premiers à solliciter une médiation internationale en clamant: « Une grande catastrophe qui menace la paix vient de se produire ». Et lorsqu’il est interrogé à ce propos le roi a ces mots aussi laconiques que dédaigneux : « Reportez-vous à votre quotidien habituel ». La formule a un double sens : elle convie les populations à vaquer à leurs occupations comme si rien ne s’était produit, en somme à oublier. Et aussi, elle les invite à se référer au journal officiel qui est un relai de la parole officielle du pouvoir. L’attitude de ce roi qui veut promouvoir la paix et qui dans le fond est lui-même la première menace de la paix, n’est-ce pas la configuration actuelle du Gabon où on vocifère à hue et à dia, les appels au dialogue ? Vers quoi débouchera ce dialogue, à une énième tromperie du peuple ou à une sorte de séance vaudoue où on ensorcellera encore ce peuple pour annihiler ses velléités de révolte ? Et la formule lapidaire du roi demandant aux populations de passer à autre chose ne vous rappelle-t-elle pas cette attitude de ce ministre qui s’est illustré ces derniers temps à tout qualifier de « non-événement », même face aux préoccupations les plus légitimes des Gabonais ? La concertation des animaux qui se termine dans la confusion et le partage des prébendes et de surcroît à l’affirmation de la domination des plus fort, cette concertation disons-nous ne rappelle-t-telle les accords d’Arambo et ceux de Paris ? Accords qui n’ont jamais abouti à l’élévation de la nation dans son entièreté ?
Tel est donc le chant visionnaire de cet artiste que le pouvoir dédaigne et que chaque gabonais a fini – heureusement – par s’approprier. Pour preuve, le litre Libérée la liberté a été scandé partout, jusque dans les rangs de la diaspora au plus fort de la contestation politique au soir des grossiers trucages électoraux d’août 2016. Un hymne. Il n’a su faire que ça notre PCA : chanter des hymnes à la vie, à la liberté et à l’amour du prochain. Il reste à la génération actuelle d’aller à la quête de la profondeur des textes d’Akendengue. Profondeur qui porte une certaine vision de la nation tout entière à travers le recours et la réadaptation de la cosmogonie gabonaise.
PCA souffre de cécité depuis bien longtemps, mais il semble qu’il n’avait pas besoin de ces organes pour voir plus loin que le bout de son nombril. Il voit avec sa conscience, contrairement au personnage O dont la conscience aveuglée par le pouvoir l’empêche de rester proche du peuple ou encore d’observer un certain respect du Divin. Ce personnage qui ne réfléchit plus que par les caprices de ses préoccupations du ventre (et du bas-ventre). Le répertoire de PCA est une bibliothèque d’une richesse incommensurable qui mériterait un intérêt plus poussé au-delà de cette petite réflexion. Ce sont les locuteurs de la langue Omyènè qui doivent être privilégiés de goûter à la quintessence de ses textes. Encore que selon certains, même en langue vernaculaire, PCA reste inaccessible quand on n’a pas à ses côtés un aîné suffisamment outillé pour décoder les coffres hermétiques que constituent ses paroles obliques. Celles qui selon Juste-Joris Tindy-Poaty[1] « portent le plus la tempête ».
L’artiste qui n’est pas capable d’inscrire son art dans une vision plus globale ne fait pas œuvre utile pour ses contemporains ni pour les générations à venir. L’artiste doit être un avertisseur même à travers des chants aux apparences légères. Il doit ouvrir les sillons vers d’autres horizons : il doit porter la vision là où l’éteignoir nous menace.
[1] Juste-Joris Tindy Poaty, Pierre Claver Akendengue ou l’épreuve du miroir, Paris, L’Harmattan, 2008.
Bounguili Le Presque Grand